Pourquoi je pars...

Dans un peu plus d'un mois, la veille de la Pentecôte, très tôt le matin, je partirai. J'irai à la messe des Pèlerins dans la cathédrale du Puy-en-Velay, puis je prendrai la route pour tenter à mon tour de rejoindre Saint-Jacques de Compostelle, une parmi des centaines, par la route des gens ordinaires, comme la désignait Paolo Coelho. 

Plus de 1500 km à pieds, seule (et sûrement très entourée !), sans prévoir plus que raisonnable les étapes ni le tracé. A la grâce de Dieu. Ce Dieu auquel je ne sais même pas si je crois, dans l'acception catholique du terme en tout cas. Et si je pars, c'est d'ailleurs sans doute pour éprouver ma foi. En l'autre, y compris le plus grand que moi, en la vie, et aussi en moi. 

Depuis quelques jours, alors que le compte à rebours a indéniablement commencé, que je préviens mes amis, mes patients, que j'organise mon absence et mon chemin, la question qui revient le plus souvent, c'est, Pourquoi ? Pourquoi quitter Paris au printemps, se compliquer l'existence, fermer le cabinet ? Pourquoi éprouver le manque, l'absence, la perte, la peur, la solitude ? Et je cherche alors en moi les réponses à tous ces pourquoi. En voici quelques unes en tous cas.

Je pars, parce que je suis dans ma cinquantième année, et que cinquante ans de vie, ce n'est pas rien, et que c'est ma manière de célébrer, d'honorer le chemin que j'ai déjà accompli. Parce que je ne veux pas être dans le déni que je vieillis, que mon corps se marque et parfois se raidit, et que c'est un privilège de voir les années passer, même dans un monde où l'on a si peur de cela, je choisis de l'affirmer, je suis dans ma seconde partie de vie, c'est ainsi. Je pars parce que, lorsque je me suis interrogée sur ce que je voulais absolument faire avant ma mort, c'est le mot Compostelle qui est arrivé, tout de suite, et qu'alors, je n'ai eu qu'à dire oui, qu'à m'incliner. C'était il y a presque un an, je suis allée au monastère  tout près de chez moi, j'ai acheté une carte du Camino, et le chemin a commencé. Dans ma tête déjà.

Je pars, parce que j'ai traversé des années de grand chambardement, parfois très violentes, parfois très inspirantes, toujours d'une grande intensité et que je voulais prendre un temps pour m'arrêter, écouter mon corps, vérifier que tout cela ne m'avait pas trop impacté ni blessé. Un espace, une respiration, un temps pour moi, loin du brouhaha. Ma manière aussi d'affirmer que je choisis de tourner la page, et de commencer un nouveau chapitre. Plus simple, plus paisible, plus mature aussi.

Je pars parce que paradoxalement j'ai trouvé ma place dans l'existence, que ce que je fais, ce que je vis me comble et me réjouit. Que je n'ai plus qu'à grandir, me déployer, et que je suis tellement heureuse de me sentir enfin là, au bon endroit pour moi. Je fais ce que j'aime, j'aime ce que je fais. Je n'ai plus peur de perdre, car je me suis trouvée. Tout cela sonne si juste, je me sens en harmonie. Une si jolie partition à jouer. Cheminer est aussi ma manière de dire merci.

Le fait de partir ainsi m'oblige à faire une sorte de bilan de ma vie. Et les images se succèdent dans mon esprit. Comme si je mourrais à quelque chose. Comme un film en accéléré. Les rires de mes enfants et mon indicible joie lorsqu'ils reviennent maintenant au nid. Les dîners avec mes amis, ces temps de partage, et de danse, et de repas, et leurs mots, et leurs messages, et leur beauté infini. Le corps d'un homme que j'aime et contre lequel je me blottis. Le ciel au printemps, l'odeur du maquis, et ma maison en Normandie. Et Giotto, et Fra Angelico, et l'Italie. Et la cathédrale de Chartres au loin, et l'Hymne à la joie, et Ismaël Lo. Capra et Tennessee Williams. L'image incroyable de cette baleine qui passe devant notre voilier petit matin. Paris place de la Concorde à l'aube aussi. Le feu dans la cheminée. Cette patiente qui voulait mourir et se réconcilie avec la vie. Pas à pas. Petit à petit. Et la mort de mon père, lui qui nous dira comme un testament de lumière, "je ne suis pas une grenouille de bénitier, mais je ne veux pas croire qu'il ne restera rien de tout cet amour-là". Rassure-toi papa, il est resté tant de choses de tout cet amour. Dans mon cœur et ailleurs. Je prends aussi la route pour toi. Et pour ma maman qui est toujours là, pour Emmanuelle et Marie aussi, qui ont traversé avec succès l'enfer de la maladie. Alléluia. Et mon frère. Et ma sœur. Nos cœurs enfin apaisés. Et l'église dans l'obscurité qui s'emplit de lumière le jour de Pâques. Les larmes aux yeux rien que d'y penser. Et ces chants que l'on répète avec Victor, avec Mila, avec Gisèle sur les routes du monde entier, au Pérou, à Porto-Rico, à Bali :" Que c'est beau, c'est beau, la vie...". Oui, la beauté du monde. Et la dureté du monde aussi. Cet homme que j'avais cru si proche qui me crache sa violence et sa haine un soir dans la cuisine. Et cet autre homme qui m'embrasse dans une autre cuisine (!) et répare mon âme blessée avec des fils de tendresse. Oui, c'est beau, c'est beau, la vie... Et de comprendre aussi que l'on peut aimer sans être aimée, et ne pas se dissoudre pour autant, et que non seulement, ce n'est pas grave, mais que  cela me grandit, m'irradie, m'ouvre enfin à toutes les dimensions de la vie. Qu'il en a fallu du temps pour que je comprenne. Un peu. Ce qu'être humain veut dire. Ce que vivre veut dire. Aujourd'hui, j'ai besoin d'intégrer. De digérer. De faire avec tout ça. Je ne sais pas comment font les autres. Moi il me faut du temps. Du silence. Des larmes peut-être aussi. Des chapelles au détour des chemins. Des cierges que j'allume. Pour ceux que j'aime. Et pour l'humanité.

Car si je pars, c'est avant tout une quête. Une initiation. Une histoire de spiritualité, de foi. Je ne pars pas en randonnée, ni faire le tour du monde à pieds. Je pars en pèlerinage. Être une parmi les autres. Ensemble. M'oublier. Me retrouver. Me ressourcer. Me laisser éroder, polir par le chemin, prendre et transformer par lui. Croyez-le ou pas, je pars parce que je n'ai pas le choix. Comme une décision venue au-delà de moi, je n'ai fait qu'acquiescer. Et j'ai beau avoir le trac, peser et repeser mon sac à  dos, réfléchir sans arrêt à ce que j'ai pu oublier... Je dois partir. Je vais partir. J'espère que j'arriverai jusque là-bas. Le bout du chemin. Le bout de la route. Compostelle. Puis Fisterra.

Je pars. Pour mieux revenir. Pour mieux vous revenir. Au cœur de l'été, je serai de retour. En attendant, je vous promets, si Dieu le veut, si vous le souhaitez, si vous le permettez, si je parviens au bout de ce voyage-là, à mon tour, à la suite de ces millions de croyants qui s'y sont succédés depuis le Moyen-Age, je prierai pour vous à Compostelle.


Commentaires

  1. Chère Madame Chabrillac,
    Je vous admire pour le voyage que vous allez entreprendre, je vous souhaite de vous oublier et de vous retrouver comme vous de dites, cette quête vous apportera certainement bien plus ce que vous pensez y trouver. Vous êtes une belle personne.
    Que votre énergie vous accompagne jusqu'au bout, je vous souhaite une belle aventure spirituelle et une connexion avec la nature et l'humanité qui vous élevera encore plus haut.
    Bien à vous
    Marina ARAPOVIC (une patiente d'un jour mais qui pense à vous toujours)

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  2. Waouhhh, merci Marina. Vos mots me vont droit au cœur et m'émeuve profondément. A vous aussi, que la route vous soit douce et lumineuse...

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  3. Dans un premier temps, je me suis dit "quelle chance de partir comme ça", puis "quel courage de le faire". Tu as su sauté le pas entre l'envie et l'injonction de partir. Bravo !.
    Jean-Yves Leloup a écrit un livre qui s'intitule "La marche et l'assise" auquel je pense quand je t'imagine sur les routes : la méditation par le corps à la fois en mouvement et statique.
    Beau pèlerinage Odile, et au plaisir de te lire après cette expérience.
    Corinne APPLAINCOURT

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  4. Merci Corinne. Ces deux énergies cohabitent effectivement en moi, la joie et le trac. Mais en attendant, tant de choses à faire que je n'ai pas trop le temps de penser et c'est parfait ! Amitié à toi...

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